Cognition animale et conservation (CoANCO)
Les sciences cognitives au chevet de la faune sauvage

Les politiques et méthodes de conservation de la faune sauvage sont élaborées en grande partie sur la base des résultats des recherches en écologie et sur l’étude du comportement animal… Avec des résultats parfois spectaculaires mais souvent inattendus, décevant, voire aboutissant au résultat inverse des objectifs escomptés. Quelle peut en être la raison ?
Le Fond Taxonomia pour la Biodiversité s’engage dans un nouvel outils en plein essor qui, depuis quelques années, vient renforcer l’arsenal des spécialistes et apporte de nouvelles réponses, tant dans la protection de l’environnement que dans notre façon de considérer le monde animal : les sciences cognitives.
Notre planète est en plein changement. Urbanisation croissante, extension des surfaces culturales à une échelle globale, déforestation, perturbations acoustiques… Si ces bouleversements favorisent un nombre restreint d’espèces particulièrement bien « équipées » pour une adaptation à ces nouveaux environnements, ils engendrent un effondrement massif, voire une extinction, de la plupart des espèces animales et végétales dans le monde.
Mais quels sont les mécanismes sous-jacents à la capacité d’adaptation de certaines espèces animales à des milieux modifiés, voire urbanisés ? Pourquoi les changements environnementaux, la transformation de certains habitats, l’arrivée d’espèces invasives sont-ils bien supportés par certains tandis qu’ils aboutissent à une catastrophe écologique chez la plupart ?
Que signifie « être bien équipé » face à ces nouveaux défis ? Et comment la compréhension de ces mécanismes peut-elle être utile à l’amélioration des méthodes de conservation, particulièrement à destination des espèces les plus sensibles ?

Jusqu’à récemment, les réponses à ces questions relevaient essentiellement de deux disciplines scientifiques majeures : l’écologie et l’éthologie, ou science du comportement. La première a pour objet, d’une part, d’étudier les relations entre les espèces et leur environnement « physico-chimique » (le climat, la nature des sols, la composition des océans et de l’atmosphère) et d’autre part, les interrelations complexes que nouent les espèces entre-elles (chaine alimentaire, compétition, coopération, parasitisme, …). La seconde, l’éthologie, a pour objet de comprendre l’origine et de décrire le comportement des espèces animales. Quelles sont les techniques de chasse chez tel prédateur, ou de fuite chez telle proie ? Comment se déroule la reproduction chez telle autre ? Ou encore, comment s’organisent les relations sociales chez tel oiseau ou tel mammifère ? Et de comparer les espèces entre elles dans l’objectif d’en discriminer les éléments génétiques de ceux liés à l’apprentissage.
Par ailleurs, la capacité d’adaptation d’une espèce animale à un nouvel environnement est généralement, encore aujourd’hui, abordée par la recherche en écologie en termes de réponses physiologiques ou de paramètres écologiques : la présence d’une espèce sous un climat donné correspond à son optimum ou à sa capacité de survie aux températures et à l’humidité correspondantes. Ou encore, une espèce pourra s’adapter à un nouvel environnement si elle y trouve des ressources alimentaires suffisantes et une pression de compétition avec d’autres espèces en deçà d’un certain seuil. De son côté, l’éthologie aborde le plus souvent l’étude du comportement animal en termes descriptifs, comme conséquence d’une évolution et d’une adaptation à un milieu donné. Si, bien sûr, ces disciplines ont abouti à de formidables résultats, engendrant même une véritable révolution dans notre compréhension du vivant et de la structure des écosystèmes, elles ont pour autant laissé de côté jusqu’à récemment une approche fondamentale en matière d’adaptation à un nouvel environnement : la cognition animale. Cette dernière, sous-produit de l’éthologie et elle-même objet de très nombreuses recherches, notamment depuis les travaux de Konrad Lorenz, Nikolaas Tinbergen et Karl von Frisch dans les années 1950 à 1970, a été jusque récemment étudiée essentiellement en laboratoire, c’est-à-dire en milieu contrôlé, avec peu de connexions évidentes avec le milieu naturel.
Or aujourd’hui, une intégration des connaissances acquises en écologie, en science du comportement et en sciences cognitives est indispensable pour mener à bien des politiques de conservation et des méthodes de gestion de la faune sauvage efficaces, notamment en tentant d’anticiper de façon plus éclairée les comportements d’espèces-cibles face aux changements environnementaux.
Mais qu’est-ce exactement que la cognition ?
C’est la façon dont le cerveau perçoit et traite l’information obtenue par ses récepteurs sensoriels. L’animal reçoit une information par l’un ou plusieurs de ses sens (l’ouïe, la vue, l’odorat, le toucher, …), analyse l’information (ce qui met en jeu, le cas échéant, capacités de calcul, mémoire à court terme, mémoire à long terme, mémoire spatiale, …), puis restitue un comportement qui lui semblera le mieux adapté (attaque, fuite, attirance, …). Tout comportement est le résultat d’un processus cognitif !
Selon Jakob von Uexküll, grand biologiste allemand à la charnière des 19e et 20e siècles, chaque espèce évolue dans un environnement sensoriel qui lui est propre. De cet environnement et de la perception qu’elle en a vont dépendre ses propres comportements. C’est la théorie dite de “l’Umwelt“, principe moteur dans les recherches sur la cognition animale. Ainsi, les dauphins, les baleines ou les chauve-souris vivent dans un monde essentiellement acoustique, les oiseaux et les primates dans un monde où la vision est primordiale, et les chiens ou les antilopes dans un monde largement dominé par l’odorat. D’autres espèces répondent à des sens qui nous sont étrangers, comme les requins, sensibles aux champs électromagnétiques, ou les serpents, capables de détecter les rayonnements infrarouges.
En matière de conservation des espèces et de l’environnement, l’étude de la cognition animale peut être mise à profit de diverse manières.
Aujourd’hui, deux principaux champs d’application émergent : l’attraction/répulsion et la translocation.
Les animaux se déplacent. Or, pour protéger la faune des activités humaines, et parfois protéger les activités humaines elles-mêmes, il est fréquent d’avoir besoin de contrôler, voire d’anticiper ces mouvements. Les exemples sont légion : création de corridors écologiques entre deux zones protégées, d’un pont végétalisé enjambant une route forestière, besoin d’attirer la faune vers une réserve, ou de l’empêcher d’en sortir, ou encore protéger des populations humaines ou des animaux d’élevage de la présence d’éventuels prédateurs… C’est le principe de l’attraction/répulsion. Mener à bien de tels entreprises nécessite non seulement de connaitre l’écologie et le comportement naturel des espèces ciblées, mais aussi de comprendre comment ces animaux appréhendent leur environnement, et surtout comment ils analysent la présence d’éléments nouveaux, de situations nouvelles, de manière à être en mesure d’anticiper leurs comportements, très variables d’une espèce à l’autre.
Une autre situation fréquente en matière de conservation est le besoin de déplacer des animaux d’une région où ils sont plus abondants vers une autre où ils sont en danger critique de disparition, ou encore de réintroduire une espèces d’une zone où elle est présente vers une autre où elle a disparue. C’est le principe de la translocation. Dans ce cas aussi, une connaissance approfondie de la cognition chez les espèces cibles s’avère souvent indispensable. Des individus d’une espèce sociale déplacés vont-ils pouvoir s’intégrer à des groupes déjà existants, ou constituer de nouveaux groupes ? Comment vont-ils réagir face à un nouvel environnement, ou face à des prédateurs inexistants dans leur région d’origine ? Faire l’impasse sur ces questions, généralement par manque de connaissances, a régulièrement mené a des résultats désastreux. Nous en verrons plus loin quelques exemples…
En matière de sciences cognitives, les méthodes d’attraction/répulsion comme celles de translocations s’appuient sur quatre étapes majeures des processus cognitifs : la perception, la prise de décision, l’apprentissage et la mémoire.
De nombreuses situations d’échec, avec l’une ou l’autre de ces méthodes, furent liées à un manque de connaissances d’un niveau ou un autre de ces processus chez des espèces cibles.
Pour illustrer le propos, prenons quelques exemples concrets et marquants liés à chacune de ces étapes dans les processus cognitifs :
Perception des signaux
- On a tenté de réduire les collisions entre des oies et des avions en ajoutant des éclairages à l’avant de ces derniers, sans résultats tangibles. Des recherches ultérieures ont montré que de nombreux oiseaux migrateurs en vol focalisent leur attention sur le sol pour se diriger, et non devant eux.
- L’inefficacité de moyens de dissuasion visuels pour empêcher des éléphants d’Asie d’approcher de zones d’habitations a longtemps posé question… Jusqu’à ce que l’on découvre que la vie sociale de cet animal est dominée par l’odorat, et que de fait, des répulsifs olfactifs se montraient significativement plus efficaces.
- Des zones de verdures non fauchées entre les pistes d’aéroports sont attractives pour de nombreux insectes, et par conséquent pour de nombreux oiseaux insectivores. En Europe, compte tenu du danger que représentent ces derniers pour les avions, on a décidé de faucher ces surfaces herbacées. Celles-ci, une fois traitées et l’herbe devenue rase, se sont avérées être des repères visuels bien plus efficaces pour les étourneaux cherchant à voir venir de loin les rapaces prédateurs. L’opération s’est soldée par un afflux inattendu d’étourneaux sur ces zones, rendant le danger bien plus important encore pour les avions.
Prise de décision
- Depuis des décennies, l’invasion de rats apportés par l’homme représente un fléaux pour de très nombreuses iles du Pacifique, dévastant ainsi de nombreuses espèces d’oiseaux, souvent rares et très localisées, en dévorant leurs œufs. Le taux de reproduction de cet animal extrêmement élevé a rendu les multiples tentatives d’éradication par piégeage ou empoisonnement le plus souvent infructueuses. Des recherches récentes sur la cognition des rats ont montrés qu’en confrontant des individus à des nids contenant des œufs en plasticine émanant des odeurs répulsives, ceux-ci cessaient progressivement d’associer la présence d’un nid à celle d’une source de nourriture potentielle et finissaient par “décider” d’éviter les nids, même quand ils ne contenaient aucun œufs factices.
- Afin d’éviter la transmission de la tuberculose bovine aux animaux d’élevage, le gouvernement britannique a, durant trois décennies, préconisé l’abattage systématique de blaireaux porteurs, désorganisant ainsi la structure sociale des groupes concernés. Le résultat a été un déplacement inattendu d’individus porteurs vers des zones périphériques, leur intégration à de nouveaux “réseaux sociaux”, et ainsi un accroissement de la prévalence de cette maladie sur une plus large échelle.
Apprentissage
- De nombreux mammifères australiens endémiques ont été décimés suite à une introduction par l’homme de deux prédateurs d’origine européenne : le renard roux et le chat féral (anciennement domestique et redevenu sauvage). Dans les années 2000, des travaux ont montré qu’une petite espèce de kangourou, le wallaby de l’île Eugène, avait conservé un comportement de fuite ancestral (mais pas en présence de renards), datant probablement de l’époque ou le loup de Tasmanie régnait en maitre sur le continent. Des wallabies entrainés à l’aide de renards empaillés ont rapidement appris à adopter un comportement de fuite face à ce prédateur inconnu jusque-là.
- En Amérique du nord, les ours côtoient fréquemment les zones d’habitation, associant la présence humaine à celle de nourriture, notamment via les poubelles extérieures des maisons ou les décharges d’ordures. L’utilisation de balles en caoutchouc ou de répulsifs sonores sont souvent utilisés, avec des résultats souvent incertains. Plus récemment, le traitement de sacs d’ordures par des drogues à usage vétérinaire s’est montré plus efficace. Si les ours apprenaient rapidement à éviter un sac traité, ils étaient incapable de discriminer un sac traité d’un non traité au milieu d’un tas composé des deux.
Mémoire
- La capacité de mémorisation d’un stimulus est cruciale tant pour les méthodes d’attraction/répulsion que pour celles de translocations. Et cette capacité est, bien sûr, très variable d’une espèce à l’autre. De nombreux poissons peuvent apprendre rapidement à reconnaitre un prédateur après confrontation expérimentale. Certaines espèces retiennent cet apprentissage durant au moins deux mois. Des expériences similaires sur des oiseaux ont montrés une mémorisation de plus de trois mois.
- Si elle dépend fortement de l’espèce, la capacité de mémorisation peut aussi dépendre du stade de développement. Ainsi, il a été montré que des embryons de grenouille pouvaient répondre à des stimuli appris sur une durée supérieure à 5 semaines alors que leurs têtards ne retenaient l’apprentissage qu’une dizaine de jours.
Bien sûr, ces exemples d’apparence simple sont en fait extrêmement complexes et une méthode un moment efficace peut s’avérer être un échec sur le long terme. Mais ils illustrent à quel point la prise en compte des processus cognitifs chez les animaux est devenue aujourd’hui un élément incontournable dans l’élaboration de méthodes de conservation des espèces et de prise de décision politique en matière de protection de l’environnement.
Le Projet Pic noir

Plus grand pic du monde (à l’exception des pic à bec ivoire et pic impérial nord-américains, tous deux aujourd’hui considérés comme éteints), le pic noir (Dryocopus martius) est un oiseau présent dans l’ensemble de la zone paléarctique, de l’Europe de l’ouest à la Chine et au Japon. De par sa taille et son insatiable activité de charpentier, il constitue à lui seul l’un des plus importants « ingénieurs forestiers » de l’ensemble des forêts d’Europe et d’Asie.
Pourtant, si sa biologie et son écologie sont aujourd’hui bien connues, certains traits liés à cette espèce constituent encore parmi les énigmes les plus insolites de l’ornithologie moderne !…
Ainsi, encore confiné, dans l’ouest européen, aux régions montagneuses jusque dans les années 1950, il commença à coloniser les plaines quelques années plus tard sans que l’on comprenne vraiment pourquoi. Depuis, il a entamé une véritable colonisation massive du centre puis de l’ouest de la France, atteignant aujourd’hui l’ensemble de la façade Atlantique. En parallèle de cette expansion et alors qu’il était autrefois considéré comme une espèce nécessitant de vastes territoires liés aux grands massifs forestiers, il s’installe maintenant volontiers dans des milieux ouverts, de plus en plus fragmentés, et jusqu’au cœur des bocages de l’ouest maritime.
Comment, à contre-courant de la majorité des oiseaux européens, cette espèce autrefois rare et se tenant loin des activités humaines, a-t-elle pu connaitre une telle expansion et un tel accroissement de sa population, s’adaptant subitement à la présence de l’homme jusqu’aux portes de Paris ? Au-delà de son écologie, quels sont les ressorts cognitifs qui lui ont permis un tel changement de comportement ?
C’est l’objet de ce projet, lancé en 1982 par l’un des membres actuels du Fond Taxonomia pour la Biodiversité. Aujourd’hui, l’association accompagne ces travaux inédits.
