La biodiversité « oubliée »


Au-delà de la biodiversité qui vient à l’esprit de tous lorsqu’on aborde la question, classiquement les grands animaux, les plantes voire l’abeille domestique, il existe une biodiversité oubliée de l’opinion, de la plupart des médias, et même de la plus grande partie des programmes scientifiques internationaux ou des grands projets de conservation : les organismes décomposeurs du sol et l’immense diversité des insectes pollinisateurs.
Avec eux, les animaux disséminateurs de graines sont souvent intégrés à ces projets par défaut mais font rarement l’objet d’une attention particulière. Or, ces trois catégories d’organismes sont les piliers de toute vie en milieu terrestre !

La biodiversité oubliée

Les décomposeurs du sol

Si l’industrie touristique des safaris africains a rendu célèbre les « Big Five », classiquement le lion, le léopard, l’éléphant, le rhinocéros et le buffle, l’attention du public a été peu mobilisée autour de ce qu’on pourrait appeler les « Small Five » : les vers de terre, les fourmis, les termites, les champignons et les bactéries du sol.

S’il est vrai qu’ils sont moins esthétiques et moins impressionnants au premier abord, sans eux pourtant, aucune vie ne serait possible en milieu terrestre. Pas de lions, de léopards, d’éléphants, de rhinocéros ni de buffles en Afrique. Pas non plus de cultures ni de forêts possibles à la surface de la Terre. Partout, des forêts tropicales aux milieux agricoles, de l’hémisphère nord à l’hémisphère sud, ils constituent le moteur de la décomposition et du recyclage de la matière organique. Sans eux, la matière morte végétale ou animale tombée au sol ne pourrait plus être décomposée et servir de « carburant » à l’ensemble des plantes. Ce sont des artisans laborieux dont la diversité des espèces donne le vertige (on parle en centaines de milliers, voire en millions d’espèces) et dont des pans entiers de connaissances à leur sujet nous échappent encore. Et dont surtout, entre mauvaises gestion agricole et réchauffement climatique, un nombre incalculable d’espèces disparaissent tous les jours dans l’indifférence générale, sans qu’on ait une réelle idée des conséquences à court ou à plus long terme.


Saviez-vous que le plus grand organisme vivant sur Terre n’est pas la baleine bleue, ni un séquoia géant, mais un champignon du sol, Armillaria Ostoyae, dont un exemplaire aux Etats-Unis atteint une surface d’environ 900 hectares pour un poids estimé à 600 tonnes ? Saviez-vous aussi que la grande majorité des milliers d’espèces de vers de terre ne sont connus dans le monde que d’une unique localité, alors que deux seulement font l’objet d’une quelconque mesure de protection ? Et que les spécialistes capables de décrire l’ensemble des familles existantes se comptent… Sur les doigts d’une main ?


Les champignons mycorhiziens

Tandis que les décomposeurs du sol décomposent la matière organique, les champignons mycorhiziens, eux, jouent un rôle tout aussi majeur dans l’environnement mais à un autre niveau. Encore récemment, les scientifiques pensaient que ces champignons formant une association symbiotique avec les racines des plantes ne fournissaient des nutriments qu’à un nombre restreint d’hôtes végétaux. Aujourd’hui, on estime que près de 50 000 espèces fongiques forment des associations mycorhiziennes avec 250 000 espèces végétales, soit près de 90% des familles connues. Pour une plante comme pour son hôte, un tel partenariat est gagnant-gagnant. Il permet à la plante d’augmenter la surface d’exploration de son système racinaire d’un facteur 100 ! Tandis que le champignon apporte des minéraux à la plante, celle-ci, en retour, lui fournit les sucres dont il a besoin pour croître. Ainsi, les champignons mycorhiziens, tout comme les décomposeurs du sol, sont à la base d’un grand nombre d’écosystèmes terrestres, leur relation avec les plantes atteignant une complexité infinie au sein des forêts tropicales. Dans ces dernières comme dans les milieux tempérés, l’essentiel des espèces et du fonctionnement des réseaux qu’elles établissent reste encore à découvrir.

Les organismes pollinisateurs

Conjointement aux organismes du sol, les organismes pollinisateurs, essentiellement des insectes, constituent un pilier fondamental dans le fonctionnement des écosystèmes terrestres. L’abeille domestique, Apis mellifera, en est le fer de lance et mobilise l’opinion depuis que ses populations s’effondrent partout dans le monde. Cependant, derrière cette espèce emblématique, se sont près de 20 000 espèces différentes d’abeilles et des dizaines de milliers d’autres appartenant à des groupes moins connus qui assurent la pollinisation de près de 225 000 plantes à travers le monde. Au total, 80 % des cultures dépendent directement des pollinisateurs, qui sont à plus de 90 % des abeilles domestiques et sauvages, soit une valeur estimée annuellement à plus 150 milliards d’euros (près de 170 milliards de dollars) équivalent à 10% de la valeur totale de la production alimentaire mondiale. En volume, c’est 35 % de la production mondiale, en majorité de fruits, légumes et oléagineux, qui résulte d’une pollinisation, elle aussi en majorité effectuée par des abeilles. Sans insectes pollinisateurs, pas de colza, tournesol, pommes, fraises, tomates, avocats, oignons ou menthe. Pas non plus de vin ni de chocolat. Cependant, malgré les services irremplaçables que jouent ces insectes pour l’homme, la part la plus importante de cette biodiversité et son action restent très mal connus et peu de moyens sont engagés pour développer la recherche en ce sens, notamment dans les pays tropicaux. Découvrir les espèces et décrire cette biodiversité, en comprendre les mécanismes de fonctionnement et mesurer sur elle les impacts des pratiques agricoles et du réchauffement climatique est devenu un enjeu de civilisation !

Les disséminateurs de graines

Un arbre, dépourvu de toutes capacités de déplacement, n’a que deux options au moment de produire ses centaines ou milliers de graines après fécondation. Soit il les laisse tomber directement à ses pieds, ce qui n’est pas du tout optimal pour la croissance de la future génération, soit il « trouve » un moyen de les disperser le plus loin possible. Ainsi, la nature a développé plusieurs stratégies de dissémination des graines : par la plante elle-même au moyen d’artefacts morphologiques, par le vent ou par l’eau (écoulement des pluies ou cours d’eau). Mais la dispersion par des animaux est de loin la plus efficace pour franchir de grandes distances, et près de 90% des arbres utilisent cette option en forêt tropicale, mettant ainsi à contribution oiseaux, chauve-souris, mammifères terrestres frugivores, ou encore fourmis. On estime même que la dispersion par ces dernières concerne 11 000 (peut-être même jusqu’à 23 000) espèces de plantes à fleurs dans le monde, soit 9% de l’ensemble de ce groupe. Par conséquent, la dispersion des graines par les animaux est au cœur du fonctionnement de nombreux écosystèmes terrestres, en tête desquels les forêts tropicales.

Pour résumer, organismes du sol, qui décomposent et recyclent la matière organique, pollinisateurs et disséminateurs de graines constituent trois piliers majeurs de la biodiversité et du fonctionnement des écosystèmes terrestres de la planète. Ceux-ci comprennent des millions d’espèces dont l’identité et le rôle, notamment pour les moins visibles d’entre eux, nous est encore inconnu alors qu’ils échappent à la majorité des grands programmes de recherche internationaux. Les raisons de cette situation en sont l’extrême complexité taxonomique (l’identification des espèces) et écologique (leur rôle dans l’environnement) ainsi que l’immensité de la tâche et le manque cruel de spécialistes.


C’est pourquoi le Fond Taxonomia pour la Biodiversité a décidé de se concentrer en priorité sur cette biodiversité « oubliée ». Il conduit à travers le monde deux grands programmes scientifiques sur le long terme (« La Planète des Espèces » et EAST) et a pour objectif d’en préparer trois nouveaux (Sentinelle, REFOREST et AGRECO). Ces programmes sont réalisés en partenariat avec de nombreux laboratoires et instituts de recherche internationaux.


En parallèle de ces programmes scientifiques, l’éducation est au cœur des activités de Taxonomia et s’articule autour de deux principaux programmes : « Des insectes et des hommes » et « Au cœur de la biodiversité ». Enfin, Taxonomia a également pour vocation de lancer à intervalles réguliers des appels d’offres à projets permettant de financer des projets de recherche scientifique, d’éducation, de conservation et de développement en lien avec la biodiversité. Ces projets émanent prioritairement de pays en voie de développement mais peuvent s’articuler autour de collaborations internationales.